X
DANS leur univers, la vie n’existe pas, pensa Joe Fernwright, tout au plus un condensé de l’existence. Nous sommes un fil qui passe entre leurs mains, toujours en mouvement ; nous glissons entre leurs doigts qui jamais ne se referment. Nous glissons tous en un trajet sans halte qui nous rapproche toujours plus encore de la terrible alchimie de la tombe.
Il se retourna vers le robot : « Peux-tu prendre contact avec Glimmung ? »
« Vous devez dire… »
« Willis », fit-il, « peux-tu contacter Glimmung ? » De l’autre côté de la pièce le Kalende restait figé dans son silence – pas le silence de l’oiseau dont les plumes étouffent les légers mouvements, mais celui de la mécanique qui s’est vu couper sa partie audio. Joe se demanda s’il était vraiment là. Il semblait pourtant substantiel et rien ne venait suggérer une existence fantomatique, vaporeuse ou spectrale. Il est bien présent. Il a réussi à envahir mon sanctuaire avant même que j’aie pu poser la moindre esquille dans la zone anti-gravité. Avant que j’aie pu allumer la première aiguille à fusion.
« Je ne peux appeler Glimmung », dit Willis. « C’est le moment où il dort. Dans douze heures il se réveillera et je pourrai alors lui parler. Mais il a laissé branché une série de mécanismes à servo-assistance, prêts à répondre à toute alerte. Voulez-vous en utiliser un ? »
« Dis-moi ce que je dois faire. Willis, qu’est-ce que je peux bien foutre ? »
« Au sujet des Kalendes ? D’après les archives, personne n’a jamais rien pu faire aux Kalendes. Voulez-vous que je fasse des recherches plus approfondies ? Il existe un cerveau électronique spécialisé auquel je peux me brancher ; il pourra peut-être faire l’analyse comparative de vos possibilités et de la nature des Kalendes, pour formuler une nouvelle équation interactive qui… »
« Meurent-ils ? » demanda Joe.
Le robot resta silencieux.
« Willis, peut-on les tuer ? »
« C’est difficile à dire », répondit le robot. « Ce ne sont pas des créatures vivantes ordinaires. D’autant plus qu’ils se ressemblent tous, et que le problème s’en complique d’autant. »
Le Kalende posa un exemplaire du Livre à côté de Joe Fernwright et attendit qu’il s’en empare.
Sans un mot, il prit le volume, le garda un moment fermé, puis l’ouvrit à la page marquée. Le passage lui sauta aux yeux :
Ce que Joe Fernwright trouvera dans la cathédrale engloutie le décidera à tuer Glimmung et, dans le même temps, à arrêter ainsi pour toujours le renflouement d’Heldscalla.
Ce que je trouverai dans la cathédrale, réfléchit Joe. Au fond des eaux. C’est déjà là dans l’abysse, à m’attendre…
Je ferais bien de descendre là-dessous très très vite. Mais Glimmung va-t-il me laisser faire ? Surtout lorsqu’il aura lu ce passage – ce qu’il est probablement en train de faire, pendant que je reste là, à ne rien faire. Il suit certainement toute altération du texte, ses ajouts, ses changements, ses rectifications de chaque jour. De chaque heure.
S’il est intelligent, pensa Joe, il me tuera le premier. Avant que je descende sous l’eau. Et même, tout de suite.
Il resta immobile, à attendre que la violence de Glimmung l’écrase.
Elle ne vint pas. C’est vrai, pensa-t-il en se rappelant que Glimmung dormait.
D’un autre côté, réfléchit-il, il vaudrait peut-être mieux que je m’abstienne de descendre là-dedans. Que conseillerait Glimmung ?
C’est peut-être la solution du problème, suivre ses recommandations. Bizarre que ma première réaction ait été de plonger immédiatement. Comme si ma découverte ne pouvait attendre – un acte qui détruirait Glimmung et le projet avec lui. Voilà bien une réponse perverse, le retour insidieux du refoulé. Il était peut-être en train d’apprendre quelque chose sur lui-même, quelque chose dont il n’avait encore aucune idée. Quelque chose de conjuré hors des ténèbres par le Kalende et son Livre. Les Kalendes l’ont réveillé au plus profond de moi où il reposait, comprit-il. C’est leur manière de travailler et c’est ainsi que leurs prophéties se réalisent.
« Willis », dit-il, « comment fait-on pour descendre jusqu’à Heldscalla ? »
« On peut utiliser un scaphandre et un masque ou une chambre proleptique », fit le robot.
« Peux-tu m’y amener ? Je veux dire, Willis… »
« Un instant », l’interrompit le robot. « Je reçois un message qui vous est destiné. Un message officiel. » Le robot resta silencieux un moment, puis reprit : « C’est Mlle Hilda Reiss, la secrétaire personnelle de Glimmung. Elle veut vous parler. » Une petite porte s’ouvrit dans sa poitrine et un téléphone-audio apparut sur un plateau. « Prenez le récepteur », dit Willis.
Joe obtempéra.
« Monsieur Fernwright ? » fit une voix féminine professionnelle et compétente. « J’ai une requête urgente à vous présenter de la part de M. Glimmung qui est maintenant endormi. Il préférerait que vous ne descendiez pas tout de suite à la cathédrale. Il veut que vous attendiez d’être accompagné par quelqu’un. »
« Vous dites qu’il s’agit d’une “requête” ? » fit Joe « Dois-je comprendre que c’est vraiment un ordre ? Qu’il m’ordonne de ne pas plonger ? »
Miss Reiss répondit : « Les instructions de M. Glimmung arrivent toujours sous forme de suggestions. Il ne donne jamais d’ordres, simplement des conseils. »
« Alors, c’est un ordre », fit Joe.
« Je crois que vous comprenez, monsieur Fernwright. M. Glimmung vous contactera dans la journée de demain. Au revoir. » Le téléphone cliqueta. La ligne était coupée.
« C’est un ordre », répéta Joe.
« C’est exact », acquiesça le robot. « Elle vous a finement décrit sa manière d’agir. »
« Mais si j’essayais de descendre quand même… »
« Vous n’en avez pas la possibilité », déclara Willis.
« Pourquoi pas. Je peux le braver et me faire mettre à la porte. »
« Vous pouvez surtout être tué. »
« Tué, Willis ? Tué par qui et comment ? » Il se sentait terrorisé et furieux en même temps. Une combinaison étrange d’émotions qui lui déclenchaient des spasmes dans le nerf vague. Sa respiration, son péristaltisme, le rythme de son cœur avaient tous brusquement augmenté. « Tué par qui ? » demanda-t-il.
« Vous devez d’abord dire… et puis merde ! » dit le robot. « Sous l’eau de l’océan, il existe bien des formes de vie meurtrières et bien des pièges dans lesquels tomber. »
« Ce sont les dangers normaux de ce genre de travail », répondit Joe.
« Je suppose que vous pouvez dire ça. Mais une telle requête… »
« Je descends », décida Joe.
« Vous allez rencontrer une dégradation terrible. Votre imagination ne peut concevoir une pourriture pareille. Le monde sous-marin dont fait partie Heldscalla est un environnement de mort, un lieu où tout s’écroule dans la désespérance et la ruine des cadavres qui se désagrègent. C’est pour cela que Glimmung cherche à relever la cathédrale. Il n’arrive pas à supporter cet endroit et vous ne le pourriez pas non plus. Attendez qu’il vous accompagne. Laissez passer quelques jours, soignez les poteries dans votre atelier et oubliez l’idée de descendre là-dessous. Glimmung lui a donné un nom qui lui va tout à fait : “le monde sous les eaux”. C’est un univers construit de sa propre substance ; en tous points séparé du nôtre et dont les lois monstrueuses guident toute chose vers le déclin. Sous la poussée irrésistible de l’entropie les êtres s’y éparpillent en morceaux rongés par la vermine. Là-bas, la force gigantesque d’un Glimmung se corrompt et disparaît bientôt. C’est une tombe océane qui nous ensevelira tous si nous n’arrivons pas à remonter la cathédrale. »
« Ça ne peut pas être aussi horrible », fit Joe ; mais il sentit en parlant la peur monter lentement et se faufiler dans son cœur, portée par sa propre remarque irréfléchie. Le robot le regarda d’un air énigmatique, mimique complexe qui devint vite du mépris.
« Comme tu es un robot », lui fit Joe. « Je ne vois pas quel peut-être ton engagement émotionnel dans l’affaire ; après tout, tu ne vis pas. »
« Même les structures artificielles craignent l’entropie. C’est la destinée ultime de chacun, et chacun y résiste à sa façon. »
Joe reprit : « Et Glimmung espère arrêter ce processus ? Si c’est le sort final de toute matière, comment Glimmung pourrait-il s’y opposer ? Il est condamné à échouer et le processus continuera, imperturbable. »
« Au fond de l’abysse », répondit Willis, « la dégradation est maître du terrain. Mais ici – lorsque la cathédrale sera renflouée – existent d’autres forces non rétrogrades, des forces de compréhension et de réparation, d’agrégation et de création. Celles qui construisent les formes – et dans votre cas, celles qui les soignent. C’est pour cela qu’on a tellement besoin de vous ici. C’est vous et vos semblables qui déferez le processus de régression par votre travail et vos talents. »
« Je veux descendre », fit Joe.
« Comme il vous plaira. Mettez un équipement de plongée et disparaissez dans la Mare Nostrum avec la nuit pour seule compagnie. Loin de tous, descendez dans le monde de la mort et faites vos propres observations. Je vais vous amener sur un appontement flottant et vous laisser faire votre voyage – sans moi. »
« Merci », dit Joe. Il avait voulu être ironique, mais il ne sortit qu’un pauvre souffle asthmatique, que le robot parut ne pas remarquer.
L’appontement consistait en une plate-forme entourée de trois dômes hermétiquement scellés, chacun assez vaste pour accueillir plusieurs plongeurs harnachés, de la race la plus volumineuse. Il inspecta les lieux d’un regard appréciatif. Travail de robots, pensa-t-il. Et récent ; les dômes avaient l’air neuf. Cette installation avait été créée spécialement pour lui et ses équipiers ; elle commencerait à servir avec le début du travail. Ici l’espace n’a pas l’importance qu’il a sur Terre. Les dômes peuvent prendre toute la place nécessaire… et Glimmung avait vu grand.
« Alors, tu ne descends toujours pas avec moi ? » dit-il à Willis.
« Pas question. »
« Montre-moi l’équipement de plongée », ordonna Joe. « Et apprends-moi à m’en servir. N’oublie rien de ce que je dois savoir. »
« Je vais vous montrer le minimum… » Le robot s’arrêta brusquement car un petit engin volant était en train de se poser sur le toit. Willis l’examina de toute son attention. « Trop petit pour Glimmung », murmura-t-il. « Ce doit être une forme de vie plus médiocre. »
L’appareil s’arrêta et son écoutille s’ouvrit après quelques instants d’immobilité, TAXI proclamait un grand signe, peint sur le fuselage. Mali Yojez en sortit bientôt.
Elle prit l’ascenseur et réapparut pour s’avancer vers Joe. « Glimmung m’a appelée », expliqua-t-elle. « Il m’a prévenue de ce que tu allais faire. Il m’a demandé de t’accompagner. Il avait des doutes sur ta capacité de survivre à l’expérience, à la rencontre solitaire du monde d’en dessous. »
« Et il pense que tu le peux ? » répondit Joe.
« Il croit que si nous descendons ensemble et nous soutenons l’un l’autre, nous nous en tirerons probablement. J’ai plus l’habitude que toi. Bien plus. »
« Madame », interrogea Willis. « Glimmung désire-t-il que je vienne aussi ? »
« Il n’en a pas parlé », répondit Mali d’une voix revêche.
« Tant mieux », fit le robot d’un air sombre. « Je ne peux pas supporter cet endroit. »
« Mais bientôt », reprit Mali, « tout sera changé. Il n’y aura plus d’“endroit” à craindre, mais un monde unifié avec des lois stables. Notre monde. »
« Non licet omnibus adire Corinthum », répondit Willis d’un scepticisme glacial.
« Aide-nous à nous équiper », fit Joe.
Le robot continua : « Sous les flots vous trouverez un lieu oublié d’Amalita. »
« Qui est “Amalita” ? » demanda Joe.
Ce fut Mali qui lui expliqua : « Il s’agit du dieu en l’honneur duquel fut construite la cathédrale. Lorsqu’elle sera réparée, Glimmung pourra évoquer Amalita, comme au temps d’avant la catastrophe. Avant l’écrasement d’Amalita par Boril – une défaite temporaire mais terrible – cela me rappelle un poème terrien de Bertold Brecht qui s’appelle la Noyée. Laisse-moi réfléchir, si je me souviens bien… Doucement, Dieu l’oublia ; ses bras d’abord, puis ses jambes, puis son corps, jusqu’à ce qu’elle… »
Joe l’interrompit : « De quelle sorte de divinité s’agit-il ? » Il n’en avait pas encore entendu parler, mais c’était un développement logique et même évident ; une cathédrale est un lieu d’adoration et il doit forcément exister un être ou un objet à qui adresser ses prières. Il interrogea Mali : « Connais-tu quelque chose sur le sujet ? »
« Je peux vous donner des informations complètes », fit le robot, irrité.
Mali s’adressa à lui : « Avez-vous jamais pensé que c’est peut-être Amalita qui cherche à travers Glimmung à relever la cathédrale ? Pour que son culte puisse reprendre sur cette planète ? »
« Hummm », fit le robot qui semblait ébranlé ; Joe pouvait presque l’entendre bourdonner et cliqueter dans l’effort de la réflexion. « Bien », dit-il tout à coup, « vous m’avez de toute façon interrogé sur les deux divinités, monsieur. Mais vous avez encore négligé de dire… »
« Willis », fit Joe, « dis-moi tout sur Amalita et Boril. Depuis combien de temps on les vénère et sur combien de planètes ? Quelle est l’origine du culte ? »
« J’ai une brochure qui couvre le sujet de manière exhaustive. » Il glissa la main dans sa poche thoracique et en tira un stencil. « Je l’ai rédigée pendant mon temps libre et, avec votre permission, je vais m’y référer afin de ne pas surcharger mes circuits-mémoires. Au début, Amalita était seul. Cela se passait il y a à peu près cinquante mille années terrestres. Puis en un spasme qui était une apothéose, il ressentit le désir sexuel. Mais il n’y avait rien dans l’univers à désirer. Son amour existait sans objet, sa haine, sans ennemi. »
« Il devint apathique. Sa dépression ne pouvait se fixer nulle part », ajouta Mali d’un ton indifférent. L’histoire ne la concernait pas.
« Prenons d’abord la sexualité », continua le robot. « On sait que la forme la plus intense d’amour sexuel est le désir incestueux. L’inceste est le tabou le plus répandu de l’univers et le désir grandit avec l’importance de l’interdit. Amalita créa donc sa sœur, Boril. Le second ingrédient propre à exciter l’amour jusqu’au délire est la passion pour un être mauvais, quelqu’un que vous ne pourriez que haïr si vous ne l’aimiez pas autant. Alors, Amalita fit de Boril une chose abjecte qui commença à tout détruire dès sa naissance ; à réduire en poussière ce qu’il avait mis des siècles à ériger. »
Mali murmura ; « Comme Heldscalla, par exemple. »
« Oui, madame », acquiesça le robot. « Or, le troisième plus fort stimulant de l’amour est de désirer quelqu’un de plus puissant que soi. Voilà pourquoi Amalita offrit à sa sœur le pouvoir de faire s’écrouler un à un ses édifices. Il essaya d’intervenir, mais, ainsi qu’il l’avait voulu, elle était maintenant trop forte pour lui. Enfin, le dernier élément : l’objet d’amour force son prisonnier à descendre à son niveau, à vivre dans un environnement aux lois perverses. C’est pour cela que vous devez plonger un à un dans ce monde sous-marin où les règles d’Amalita n’ont plus cours. Même Glimmung sera obligé de s’enfoncer dans le bourbier qu’a préparé Boril, là où tout n’est que simulacre, caricature de la vie. »
« Je croyais que Glimmung était une divinité », fit Joe. « Il a un pouvoir tellement grand. »
« Les divinités ne tombent pas à travers les planchers. »
« Cela semble raisonnable », admit Joe.
« Il faut prendre en compte des critères absolus », continua le robot. « Par exemple, l’immortalité. Amalita et Boril sont immortels ; Glimmung non. Un second critère serait… »
« Nous connaissons les deux autres critères », l’interrompit Mali. « Une puissance sans limite et un savoir universel. »
« Alors, vous avez lu mon opuscule », affirma Willis.
« Doux Jésus ! » lança Mali, méprisante.
« Vous venez de mentionner le Christ », continua le robot. « C’est une divinité intéressante parce qu’elle n’a qu’un pouvoir limité, une connaissance partielle, et qu’elle est morte. Elle ne remplit aucun des critères. »
« Comment expliques-tu le christianisme, alors ? » fit Joe.
« Il est apparu parce que le Christ a utilisé ses limites, et il s’est inquiété pour les autres. L’“inquiétude” est la véritable traduction du grec agape et du latin caritas. Le Christ se tient les mains vides ; il ne peut sauver personne il ne peut même pas se sauver lui-même. Et pourtant, par son attention véritable, son intérêt pour les autres, il transcende… »
« Donnez-nous simplement votre texte », fit Mali, submergée par le flot d’arguments. « Nous en prendrons connaissance à un moment perdu. Mais maintenant nous allons sous l’eau. Préparez le matériel comme M. Fernwright vous l’a ordonné. »
« Il existe sur Beta 12, une divinité assez proche », continua le robot, imperturbable. « Elle a appris à mourir chaque fois qu’une créature s’éteint. Elle ne peut pas mourir à leur place, alors elle les accompagne. Mais avec chaque nouvelle créature, elle renaît, restaurée. Elle a connu ainsi un cycle infini de naissances et de morts, à la différence du Christ qui n’a péri qu’une seule fois. J’en parle aussi dans ma brochure. En fait, tout est contenu là-dedans. »
« Alors tu es un Kalende », dit Joe.
Le robot le regarda longuement, en silence.
« Et ton opuscule est le livre des Kalendes. »
« Pas exactement », répondit enfin le robot.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? » demanda violemment Mali.
« Cela veut dire que je me suis inspiré du Livre des Kalendes pour mes divers ouvrages. »
« Et pourquoi ? » fit Joe.
Le robot hésita, puis répondit : « J’espère être un jour écrivain professionnel. »
« Sortez le matériel », ordonna Mali qui se sentait complètement épuisée.
Une pensée étrange erra quelques instants dans l’esprit de Joe, née peut-être de la discussion sur le Christ. « L’inquiétude », dit-il tout haut, en écho lointain des mots du robot. « Je crois savoir ce que tu veux dire. Une chose étrange m’est arrivée un jour sur Terre. Ce n’était pas grand-chose : j’ai sorti du placard une tasse dont je ne me servais jamais. J’y ai trouvé une araignée morte de faim ; de toute évidence, elle était tombée au fond de la tasse et n’avait plus pu en sortir. Mais voilà où je voulais en venir. Elle avait tissé du mieux possible une toile sur les parois du récipient. Lorsque je l’ai découverte avec son fragile édifice de la désespérance, j’ai pensé son travail inutile. Elle aurait pu attendre jusqu’à la fin des temps, nulle mouche ne serait entrée là. Elle est morte en sentinelle, dans un effort désespéré pour s’accommoder d’un environnement mortel. Je me suis toujours demandé si elle savait qu’elle était perdue. Si elle filait sa toile inutile en connaissant la fin. »
« Les petites tragédies de l’existence », fit le robot. « Des milliards chaque jour, inaperçus de tous sauf de l’œil de Dieu qui sait tout. C’est tout au moins ce qu’affirme mon opuscule. »
« Je comprends ce que tu veux dire quand tu parles de “l’inquiétude”. L’attention pour l’autre serait encore plus proche. J’ai eu l’impression que le terme s’adressait à moi. Il me mettait en question. Caritas. Ou en grec… » Il ne se souvenait plus du mot.
« Alors, on descend ? » demanda Mali.
« Oui », répondit Joe. Elle ne comprenait pas. Bizarre, qu’il faille que ce soit un robot qui me comprenne. Qu’un assemblage de métal puisse être plus sensible qu’un être humain. Peut-être la caritas est-elle fonction de l’intelligence ? Peut-être nous sommes-nous toujours trompés et la caritas n’est pas un sentiment, mais une forme élevée de l’activité cérébrale, la capacité de percevoir des signes imperceptibles dans l’environnement… et de s’en inquiéter ? C’est de la cognition, rien de plus. Et cela contredit l’opposition entre la Pensée et l’émotion. Tout est cognitif.
Il s’adressa au robot : « Puis-je avoir ta brochure ? »
« Oui, bien sûr. Dix cents, s’il vous plaît », répondit Willis en tendant le petit livre.
Joe réussit à tirer de sa poche une pièce en carton et la lui tendit. « Allons-y maintenant », dit-il à Mali.